Situation réelle

“Personne ne comprend vraiment ce que je porte.” Cette phrase, je l’ai entendue de la bouche de dizaines de CTOs, et je l’ai moi-même prononcée. Elle traduit une réalité peu discutée du rôle : une solitude structurelle qui ne vient pas d’un manque de relations, mais de la nature même des responsabilités.

Ce que j’ai observé : cette solitude n’est ni un mythe romantique ni une fatalité à subir. C’est une conséquence de l’asymétrie informationnelle et décisionnelle du rôle. Comprendre sa source permet de mieux la gérer.

Le faux problème

Le faux problème serait de croire que la solitude vient d’un manque de compétences sociales ou d’un environnement toxique. En réalité, même dans les meilleures organisations, avec d’excellentes relations, la solitude du CTO persiste.

Un autre faux problème : penser qu’on peut l’éliminer complètement. La solitude est inhérente au rôle. L’enjeu n’est pas de la supprimer, mais d’éviter qu’elle devienne toxique ou paralysante.

Le vrai enjeu CTO

Le vrai enjeu est de comprendre d’où vient cette solitude et comment vivre avec sans s’y perdre :

La solitude informationnelle : Le CTO voit des choses que personne d’autre ne voit. Les risques techniques à 18 mois, les incohérences entre équipes, les angles morts organisationnels. Cette vision n’est pas partagée par l’équipe (qui pense à court terme) ni par le CEO (qui pense business, pas tech).

La solitude décisionnelle : Certaines décisions ne peuvent être prises collectivement. Quand deux options s’opposent, qu’aucun consensus n’émerge, et que le temps presse, quelqu’un doit trancher. Le CTO porte la responsabilité de cette décision, même si elle a été prise collectivement.

La solitude de la posture : Entre l’équipe et le board. Loyal envers les deux, ne pouvant se confier complètement à aucun. L’équipe attend un protecteur, le board attend des résultats. Naviguer cette double loyauté crée une solitude de position.

Les angles morts du rôle : Personne ne manage le CTO comme le CTO manage l’équipe. Pas de supérieur technique qui donne du feedback, challenge les décisions, ou offre du mentoring. Cette absence de miroir technique crée des angles morts dangereux.

La solitude de l’erreur : Quand un développeur fait une erreur, le CTO est là pour désamorcer, apprendre, protéger. Quand le CTO fait une erreur stratégique, personne n’est là pour jouer ce rôle. L’erreur est plus visible, plus coûteuse, et plus solitaire.

Cadre de décision

Voici comment je distingue la solitude normale de la solitude toxique :

1. Solitude normale : inconfort gérable Porter des décisions difficiles, voir des risques que personne d’autre ne voit, arbitrer entre options imparfaites. Cet inconfort est inhérent au rôle. Il devient toxique quand il isole complètement.

2. Solitude toxique : isolement paralysant Ne plus pouvoir partager ses doutes, se sentir incompris par tous, porter seul le poids de décisions sans perspective extérieure. Cette solitude détruit la lucidité et mène au burn-out.

3. Construire un réseau de pairs D’autres CTOs qui comprennent le rôle, avec qui partager sans filtre. Ces conversations ne sont pas du mentoring mais du partage entre égaux. Elles réduisent la solitude toxique sans nier la solitude normale.

4. Partager l’incertitude sans la décharger Avec le CEO ou le board : partager les risques qu’on voit, les incertitudes qu’on porte, sans attendre qu’ils résolvent. Cette transparence réduit l’isolement informationnel.

5. Accepter que certaines décisions resteront solitaires Certains arbitrages ne peuvent être partagés. Accepter cette réalité évite de chercher un consensus impossible et libère de l’énergie pour les décisions qui peuvent être collectives.

Retour terrain

Ce que j’ai observé dans différentes organisations :

La solitude qui détruit : Un CTO qui ne partage jamais ses doutes, porte tout seul, maintient une façade de contrôle total. Résultat : burn-out silencieux, décisions qui se dégradent par manque de perspective, isolement progressif.

Les mécanismes de compensation toxiques : Retourner au code pour échapper aux responsabilités solitaires, microgérer pour garder le contrôle, ou inverser et devenir trop distant. Ces comportements sont des signaux que la solitude n’est plus gérable.

Les pairs qui sauvent : Rejoindre un groupe de CTOs qui se rencontrent mensuellement pour partager sans filtre. Découvrir que d’autres portent les mêmes poids, les mêmes doutes. Cette reconnaissance mutuelle ne résout pas la solitude mais la rend supportable.

La différence entre partager et décharger : Partager ses incertitudes avec le CEO pour créer de la transparence, sans attendre qu’il résolve. Cette nuance permet de réduire l’isolement informationnel sans abandonner sa responsabilité.

Erreurs fréquentes

Tout porter seul Ne jamais partager ses doutes, ses incertitudes, ses questionnements. Maintenir une façade de contrôle total. Résultat : isolement progressif, perte de lucidité, burn-out.

Chercher du support là où il n’est pas Attendre de l’équipe qu’elle comprenne les dilemmes stratégiques, ou du CEO qu’il comprenne les dilemmes techniques. Résultat : frustration mutuelle et sentiment d’incompréhension.

Fuir la solitude par le code Retourner au code pour échapper aux responsabilités solitaires du rôle. Résultat : négligence des vraies responsabilités, fausse impression de productivité.

Confondre solitude et isolement Penser que la solitude du rôle implique de n’avoir aucun confident. En réalité, construire un réseau de pairs réduit l’isolement sans nier la solitude structurelle.

Si c’était à refaire

Avec le recul, voici ce que je ferais différemment :

Construire un réseau de pairs dès le début Ne pas attendre d’être en difficulté pour chercher d’autres CTOs avec qui échanger. Ces relations prennent du temps à se construire, mieux vaut commencer tôt.

Partager mes incertitudes plus tôt Avec le CEO, avec le board : dire “Je vois ces risques, je porte ces incertitudes, voici comment je pense les gérer.” Cette transparence réduit l’isolement informationnel.

Accepter la solitude normale Arrêter de chercher à éliminer toute solitude. Certaines décisions resteront solitaires, certains poids ne se partageront pas. Accepter cette réalité libère de l’énergie.

Documenter mes raisonnements Écrire mes décisions difficiles, les dilemmes, les arbitrages. Cette documentation crée une forme de dialogue avec moi-même et réduit le sentiment d’isolement décisionnel.

Pour approfondir

Le livre “Être ou ne pas être CTO” explore en profondeur la solitude du rôle et comment différents CTOs la gèrent selon leur contexte.

Pour approfondir, tu peux aussi consulter l’article “Entre loyauté envers l’équipe et loyauté envers l’entreprise” ou les autres contenus du pilier “Le rôle du CTO”.