Situation réelle

“Notre nouveau CTO était le meilleur dev de l’équipe.” Cette phrase, je l’ai entendue des dizaines de fois. Elle traduit une croyance répandue : le CTO devrait être le développeur le plus talentueux de l’organisation.

Ce que j’ai observé : cette croyance crée des attentes décalées et des promotions ratées. Le meilleur développeur ne fait pas nécessairement un bon CTO. Pire, promouvoir systématiquement les meilleurs devs au rôle de CTO prive l’organisation d’excellents contributeurs techniques et crée des CTOs malheureux.

Le faux problème

Le faux problème serait de croire qu’un CTO doit abandonner toute compétence technique. Ce n’est pas le cas. Un CTO doit comprendre la tech en profondeur pour prendre des décisions éclairées.

Un autre faux problème : penser que le meilleur dev deviendra naturellement un bon CTO avec de l’expérience. En réalité, les compétences qui font un excellent développeur (rigueur technique, attention au détail, résolution de problèmes complexes) ne sont pas celles qui font un bon CTO (vision stratégique, communication, capacité à naviguer dans l’ambiguïté).

Le vrai enjeu CTO

Le vrai enjeu est de comprendre pourquoi les compétences d’un excellent développeur ne suffisent pas pour le rôle de CTO :

Le code n’est plus votre outil principal : Un excellent développeur résout des problèmes par le code. Un CTO résout des problèmes par l’organisation, la stratégie, la communication. Le code devient un outil occasionnel, pas l’outil principal.

L’échelle d’impact change : Un excellent développeur impacte directement la qualité du produit. Un CTO impacte indirectement, en créant les conditions pour que l’équipe produise de la qualité. Cette indirection est inconfortable pour ceux qui aiment la satisfaction immédiate du code qui fonctionne.

L’ambiguïté devient la norme : Un excellent développeur travaille dans un univers de problèmes bien définis avec des solutions vérifiables. Un CTO navigue dans des décisions stratégiques où il n’y a pas de “bonne réponse”, seulement des compromis à assumer.

La communication prime sur la technique : Un excellent développeur peut être efficace avec une communication moyenne. Un CTO doit être excellent en communication : vers le board, vers le CEO, vers l’équipe, vers les clients. Sans cette compétence, même la meilleure vision technique échoue.

Le succès des autres devient votre succès : Un excellent développeur tire satisfaction de son code. Un CTO tire satisfaction de voir l’équipe grandir, livrer, résoudre des problèmes sans lui. Ce changement de source de satisfaction est difficile pour ceux qui aiment coder.

Cadre de décision

Voici les questions à se poser avant de promouvoir le meilleur dev au rôle de CTO :

1. Aime-t-il vraiment résoudre des problèmes organisationnels ? Être CTO, c’est passer 70% de son temps sur des problèmes de personnes, de processus, de stratégie. Si résoudre “pourquoi cette équipe ne livre pas” ne l’excite pas autant que “pourquoi ce bug arrive”, CTO n’est probablement pas le bon rôle.

2. Accepte-t-il de coder moins de 20% du temps ? Un CTO qui code 50% du temps devient un bottleneck. Les décisions s’accumulent, les arbitrages sont retardés, l’équipe attend. Si coder moins de 20% du temps le frustre, CTO n’est pas le bon rôle. Principal Engineer ou Staff Engineer sont de meilleurs chemins.

3. Sait-il communiquer sa vision technique à des non-techniques ? Le CEO, le board, les clients ne comprennent pas les détails techniques. Un CTO doit traduire la complexité technique en enjeux business compréhensibles. Sans cette compétence, il n’obtiendra jamais le budget ni le temps nécessaires.

4. Tolère-t-il l’ambiguïté stratégique ? “Est-ce qu’on devrait migrer vers des microservices ?” n’a pas de réponse binaire. Un CTO doit décider avec des informations incomplètes, assumer le risque, et ajuster en chemin. Si cette ambiguïté le paralyse, le rôle sera source de frustration.

5. Trouve-t-il de la satisfaction dans le succès de l’équipe ? Voir un junior réussir, une équipe livrer un projet ambitieux, un processus fonctionner sans intervention. Si ces victoires indirectes ne le motivent pas autant que livrer du code, il sera malheureux comme CTO.

Retour terrain

Ce que j’ai observé dans différentes organisations :

Les promotions réussies : Un excellent développeur qui avait déjà montré de l’intérêt pour l’architecture globale, le mentoring, l’amélioration des processus. Quelqu’un qui posait des questions comme “Comment on pourrait mieux collaborer ?” plutôt que juste “Comment résoudre ce bug ?”.

Les promotions ratées : Un brillant développeur promu CTO parce qu’il était le plus senior. Résultat : il continuait à coder 60% du temps, devenait un bottleneck pour les décisions, l’équipe attendait ses reviews, la stratégie était négligée. Démotivation généralisée et turnover.

Le piège de la reconnaissance : Beaucoup acceptent le rôle de CTO non par envie réelle, mais parce que c’est perçu comme “la prochaine étape”. Résultat : ils perdent ce qu’ils aimaient (coder) sans gagner ce qu’ils attendaient (impact et reconnaissance).

L’alternative du technical track : Les organisations matures ont un track Staff Engineer → Principal Engineer → Distinguished Engineer qui permet un impact technique majeur sans devenir manager. Ce chemin est souvent plus épanouissant pour les excellents développeurs.

Erreurs fréquentes

Promouvoir par défaut le meilleur dev Croire que la seule façon de reconnaître et retenir un excellent développeur est de le promouvoir CTO. Résultat : perte d’un excellent contributeur technique et gain d’un CTO frustré.

Ignorer les signaux de désintérêt Promouvoir quelqu’un qui n’a jamais montré d’intérêt pour le mentoring, la stratégie, ou l’organisation. Résultat : il continue à coder, néglige ses responsabilités de CTO, et l’organisation souffre.

Ne pas offrir d’alternative Ne pas créer de track technique senior (Staff/Principal Engineer) qui permet reconnaissance et impact sans management. Résultat : les meilleurs devs partent ou acceptent des rôles de CTO qui ne leur conviennent pas.

Transition trop brutale Passer directement de Senior Dev à CTO sans étape intermédiaire (Tech Lead, Engineering Manager). Résultat : découverte trop tardive que le rôle ne convient pas, sans possibilité de retour en arrière.

Si c’était à refaire

Avec le recul, voici ce que je ferais différemment :

Créer un track technique senior Mettre en place dès le début un track Staff → Principal → Distinguished Engineer qui permet aux excellents développeurs de progresser sans devenir managers. Cette alternative légitime évite les promotions forcées.

Tester avant de promouvoir Proposer un rôle de Tech Lead pendant 6-12 mois avant d’envisager CTO. Cette période permet de tester l’appétence pour le management, la stratégie, et les problèmes organisationnels sans engagement définitif.

Clarifier les attentes du rôle Expliquer concrètement ce que signifie être CTO : 70% de temps en réunions, décisions stratégiques, moins de 20% de code. Beaucoup réalisent à ce moment qu’ils ne veulent pas de ce rôle.

Permettre les retours en arrière Créer une culture où passer de CTO à Principal Engineer n’est pas perçu comme un échec mais comme un choix lucide. Cette sécurité encourage les gens à tester sans peur.

Pour approfondir

Le livre “Être ou ne pas être CTO” explore les différences entre les compétences techniques et les compétences de CTO, avec des témoignages de transitions réussies et ratées.

Pour approfondir, tu peux aussi consulter l’article “CTO vs Lead Dev vs VP Engineering : Comprendre les différences” ou les autres contenus du pilier “Le rôle du CTO”.