Situation réelle

“En tant que CTO, tu décides de la stack, non ?” Cette question revient régulièrement. Elle traduit une vision simplifiée du rôle : le CTO comme celui qui tranche, qui impose, qui décide de la direction technique.

Ce que j’ai observé après 17 ans dans ce métier : le poids du rôle de CTO ne réside pas principalement dans les décisions qu’on prend, mais dans ce qu’on porte pour l’équipe et l’organisation. Une responsabilité invisible qui se manifeste dans les non-dits, les arbitrages silencieux, les angles morts qu’on surveille.

Le faux problème

Le faux problème serait de croire que le rôle de CTO se mesure au nombre de décisions prises ou à l’autorité formelle exercée. En réalité, dans beaucoup d’organisations matures, les meilleures décisions techniques sont prises par ceux qui sont au plus près du code.

Un autre faux problème : penser qu’on peut déléguer toute la responsabilité technique avec les décisions. Même quand l’équipe décide, le CTO reste celui qui porte les conséquences organisationnelles et stratégiques de ces choix.

Le vrai enjeu CTO

Le vrai enjeu est de comprendre ce que le rôle demande de porter, au-delà du pouvoir décisionnel :

La cohérence technique dans le temps : L’équipe pense en sprints et en trimestres. Le CTO pense en années. Quand trois équipes prennent des décisions techniques localement bonnes mais globalement incohérentes, c’est le CTO qui porte cette incohérence et ses conséquences à 12-24 mois.

Les arbitrages invisibles : Entre rapidité et robustesse, innovation et stabilité, dette technique et nouvelles features. Ces arbitrages ne font jamais l’objet de décisions formelles, mais se manifestent dans cent micro-choix quotidiens. Le CTO porte la cohérence de ces arbitrages.

Les angles morts organisationnels : L’équipe produit ne voit pas toujours les impacts techniques de ses choix. L’équipe technique ne voit pas toujours les contraintes business. Le CTO porte la responsabilité de connecter ces perspectives.

L’incertitude stratégique : “Est-ce qu’on sera capables de scaler à 10× notre trafic ?” “Cette techno sera-t-elle encore pertinente dans 3 ans ?” L’équipe peut exprimer des doutes. Le CTO porte l’incertitude et doit décider malgré elle.

La sécurité psychologique de l’équipe : Quand quelqu’un fait une erreur coûteuse, l’équipe observe comment le CTO réagit. Cette réaction définit ce qui est acceptable ou non. Le CTO porte la responsabilité de cette culture.

Cadre de décision

Voici une manière de voir ce qu’implique ce poids :

1. Porter ne veut pas dire tout décider Un CTO qui décide tout crée de la dépendance et ralentit l’organisation. Porter, c’est surveiller les signaux faibles, anticiper les problèmes, créer les conditions pour que l’équipe puisse décider sainement.

2. Assumer les conséquences, même des décisions déléguées Quand l’équipe choisit une architecture qui pose problème 18 mois plus tard, le CEO ne vient pas voir l’équipe. Il vient voir le CTO. Cette asymétrie de responsabilité est une réalité du rôle.

3. Créer de la visibilité sur ce qui est porté Le poids invisible reste gérable tant qu’il reste conscient. Rendre explicite ce qu’on porte permet de ne pas le porter seul et de demander de l’aide quand nécessaire.

4. Savoir ce qu’on ne peut pas déléguer Certaines responsabilités ne se délèguent pas : la cohérence stratégique, la relation avec le board sur les sujets tech, les décisions irréversibles à fort impact. Tenter de les déléguer crée de la confusion.

5. Accepter la solitude de certains arbitrages Certaines décisions ne peuvent être prises collectivement. Quand deux visions s’opposent et qu’aucun consensus n’émerge, quelqu’un doit trancher. Le CTO porte cette solitude.

Retour terrain

Ce que j’ai observé dans différentes organisations :

Ce qui épuise : Porter sans jamais expliciter ce qu’on porte. Faire comme si tout était sous contrôle alors qu’on est submergé. Résultat : burn-out silencieux, décisions qui se dégradent, perte de lucidité.

Ce qui aide : Partager régulièrement avec des pairs (autres CTO, mentors) ce qu’on porte. Rendre visible au CEO les arbitrages invisibles qu’on fait. Documenter les décisions et leurs raisons pour ne pas porter seul le poids du contexte.

Les signaux d’alerte : Quand je me surprends à microgérer des décisions techniques que l’équipe pourrait prendre, c’est souvent que je ne fais pas confiance au cadre que j’ai créé. Quand je me sens isolé dans mes décisions, c’est que je n’ai pas assez partagé le contexte.

La différence entre junior CTO et senior CTO : Le junior CTO cherche à prouver sa valeur par ses décisions. Le senior CTO crée les conditions pour que les bonnes décisions émergent sans lui. Mais les deux portent le même poids final.

Erreurs fréquentes

Confondre pouvoir et responsabilité Croire qu’avoir le titre de CTO donne automatiquement le pouvoir de décision. En réalité, le pouvoir se construit par la crédibilité et la confiance. La responsabilité, elle, vient immédiatement avec le titre.

Vouloir tout porter seul Ne pas partager le poids qu’on porte, ni avec l’équipe, ni avec des pairs, ni avec le CEO. Résultat : isolement progressif, décisions qui se dégradent, burn-out.

Ne pas expliciter les arbitrages invisibles Faire des arbitrages importants sans les documenter ni les partager. Résultat : l’équipe ne comprend pas les décisions, le CEO découvre les compromis 6 mois trop tard.

Porter ce qui devrait être partagé Prendre sur soi des responsabilités qui devraient être portées collectivement ou par d’autres rôles. Résultat : surcharge et déresponsabilisation de l’équipe.

Si c’était à refaire

Avec le recul, voici ce que je ferais différemment :

Rendre visible ce que je porte Partager régulièrement avec le CEO et l’équipe les arbitrages invisibles que je fais, les incertitudes que je porte, les angles morts que je surveille. Cette transparence évite l’isolement.

Construire un réseau de pairs plus tôt Ne pas attendre d’être en difficulté pour chercher d’autres CTO avec qui partager. Ces conversations permettent de décharger une partie du poids et de gagner en perspective.

Documenter les décisions stratégiques Utiliser des ADR (Architecture Decision Records) non seulement pour les décisions techniques, mais aussi pour les arbitrages stratégiques. Cette documentation partage le poids du contexte.

Accepter plus tôt que certains poids ne se délèguent pas Arrêter de chercher à déléguer certaines responsabilités qui sont intrinsèques au rôle. Accepter cette réalité permet de mieux s’y préparer.

Pour approfondir

Le livre “Être ou ne pas être CTO” explore en profondeur les responsabilités invisibles du rôle et comment les assumer sans s’y perdre.

Pour approfondir, tu peux aussi consulter les autres articles du pilier “Le rôle du CTO” ou les guides mis à disposition.